On m’a longtemps répété que les derniers mots prononcés par une personne avant sa mort sont les plus marquants que l’on puisse entendre. Et j’ai toujours pensé qu’il était tout à fait ridicule de résumer l’existence d’un être, la vie humaine et toute son humanité à quelques mots baragouinés dans un souffle à peine audible, lâchés au hasard de celui qui tendra l’oreille, et souvent dénués de toute logique élémentaire. Alors pourquoi y accorder autant d’importance ? Y aurait-il là quelques secrets inavouables, un codex caché derrière ces mots ou quelques vérités dans le silence assourdissant qui les entourent ? Peut-être sont ils les derniers vestiges d’un fabuleux voyage, l’ultime regard posé sur une personne, un dernier moment de folie dans ce monde devenu terriblement rationnel. Peut-être deviennent-ils importants car l’espace d’un instant, le temps semble se suspendre et même la Mort, l’impatiente, retient son souffle.
Telle fut la pensée qui me traversa et me tirailla l’esprit alors que je regardais d’un air morne le professeur de langue nous congédier sans un regard. Bien évidemment cette réflexion n’avait presque aucun rapport avec sa dernière phrase jetée avec un dédain quasi évident.
« Je ne vous souhaite pas un bon week-end, vous savez pourquoi. J’espère néanmoins vous retrouver plus en forme lundi qu’en cette fin de semaine. Maintenant hors de ma vue. »
Combien de fois n’avions-nous pas entendu ces mots sortir de sa bouche ? J’avais arrêté de compter. Le désintérêt manifeste qu’il nous portait ainsi que ses haussements de sourcils récurrents venaient ponctuer ces mots lourds de sens. Entendez bien. Malgré son mépris, il nous chérissait. A sa façon du moins. Et quelle classe, quelle dignité, quelle noblesse et quelle souplesse dans le poignet alors qu’il
nous indiquait la porte de ses doigts élégants. Manifestement au bout d’un an et demi de cours ensemble il n’avait toujours pas compris que c’était à lui de quitter la salle et non à nous. Il promena un regard étonné sur la masse immobile devant lui, s’interrogeant sûrement sur l’absence de mouvement, quand une lueur sembla éclairer ses yeux. Enfin. Il venait de comprendre. Et enfin, la vie sembla animer ce petit être étrange aux yeux fatigués et aux cheveux soyeux.
Alors qu’il rangeait ses affaires avec des gestes délicats et gracieux, j’appréhendais les trois heures qui allaient suivre. Le cauchemar de toute personne bien-pensante et dont l’esprit se plait à s’instruire et se livre à la créativité, la philosophie et l’imaginaire : les mathématiques.
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Les mathématiques ne sont pas le lot et l’apanage des sots, seulement je les soupçonne d’abrutir la pensée en rendant mécanique ce qui à l’origine relevait du bon sens, de la beauté et même de la poésie. Les mathématiques ne furent-elles pas inventées pour modéliser le monde ? Pour rendre toute chose physiquement quantifiable, pour comprendre la course des étoiles, pour suivre le fil de l’eau et explorer les limites de ce monde ? Les mathématiques furent un temps la réponse du comment et parfois du pourquoi des choses. Alors comment diable a-t-on pu passer si facilement de la modélisation de l’univers à une fuite dans une baignoire ou au tirage aléatoire de boules de loto. Mon entendement s’est égaré entre les deux je l’avoue. Ainsi que ma moyenne cela va sans
dire.
La note de mon dernier examen de mathématiques dansait devant mes yeux alors qu’Il rentrait d’un pas conquérant dans la classe. Je ne sais pas ce qui me rebutait le plus à sa vue. Sa démarche raide, son regard vide d’éclat ou la perspective de ce qu’il allait nous enseigner. Une langue inconnue à mes oreilles, une écriture que mes yeux refusaient de lire, un dialogue incompréhensible pour mon cerveau engourdi.
Le professeur de mathématiques –dont le nom échappe à mon esprit qui le rejette sans cesse, appelons-le Monsieur G.- promena sur nous un regard tranquille. Il me fit vaguement penser sur l’instant aux bourreaux des temps anciens qui foulaient le sol d’un pas à la fois altier et solennel et qui venaient rendre justice devant une foule de badauds qui s’amusaient et s’enorgueillissaient à la vue d’une goutte de sang. Et nous, élèves, quel rôle allions-nous donc jouer en ce jour. Celui des sots qui trouvent un certain réconfort à contempler le malheur des autres ou celui des suppliciés attendant l’ultime délivrance ? Je fis une moue involontaire et inspirai longuement. Ces trois heures allaient être les plus longues de ma vie, je le sentais. Depuis l’image du bourreau et des exécutions à la hache, elles relevaient davantage d’une torture psychologique que d’une séance d’instruction en bonne et due forme.
Je n’ai aucune envie d’être ici. Je ne veux pas suivre ce cours. Je ne veux pas à nouveau me sentir impuissante devant ces nombres qui dansent devant mes yeux. Je ne veux pas assister à la lente agonie de nos esprits soumis à la pression de l’exécution (ici la corde et la lame s’effaçant gaiement devant la redoutable craie). Non, je ne veux pas cela.
Moi je n’aspire qu’à m’envoler loin, à m’enfuir. Et à rêver. Oh oui, je veux qu’enfin on me laisse en paix et qu’on me laisse rêver… Je fixe les chiffres et les lettres notées à la craie sur le vieux tableau devenu grisâtre au fil des ans. Si je les fixais assez longtemps peut-être qu’ils me diraient quelque chose, peut-être qu’une solution surgirait devant mes yeux dans une explosion de poudre et que je serais capable de comprendre le schéma complexe qu’ils représentaient. Mais non, étrangement au fond de moi, je sens que non. Tout cela me dépasse. Les chiffres sur le tableau semblent me narguer et rire de mon incapacité à les comprendre.
Renonçant lâchement au combat contre ces signes venus d’un autre monde, je promène mon regard autour de moi, cherchant quelque chose qui me distrairait. N’importe quoi. Un sourire, un regard, une diversion, une opportunité, une échappatoire. Je veux fuir à tout prix cette salle de classe, ce silence quasi religieux qui règne dans la pièce, rompu uniquement par le crissement de la craie. Même cette dernière semble vouloir s’enfuir, criant contre le bois son éternelle supplique !
A cet instant, je ne veux rien de plus que me changer en une petite souris et devenir si minuscule que je pourrais me glisser hors de ces murs par un petit trou. De là je pourrais contempler le monde et peut-être voir les choses différemment. Ou pourquoi pas un oiseau ! Une jolie hirondelle ou bien un rossignol. Je me serais posée délicatement sur l’appui de la fenêtre et j’aurais observé d’un œil curieux cette salle de classe avant de m’envoler aussi loin que mes ailes le permettent. J’aurais savouré la caresse du vent qui s’engouffre sous mes ailes et lisse mes plumes et je me serais laissée aller au grès de ses courants.
Mais je ne suis rien de cela. Je suis seulement un oiseau enfermé dans une cage, un animal sauvage arraché à son habitat naturel, un innocent rêveur condamné à observer une triste réalité depuis le banc auquel il est enchaîné. Vision bien poétique, il faut l’admettre. Mais tellement cruelle et criante de vérité.
Je me détourne du tableau pour plonger mon regard dans l’étendue verte et brune qui disparait derrière la fenêtre. Comme l’écrivait Lamartine, Je parcours tous les points de l’immense étendue / Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. » Quel élégant discours, quelle délicate définition de l’isolement… Mais moi je le sais, de l’autre côté de cette fenêtre, hors de ces murs, le bonheur m’attend. De là où je suis, je peux voir le petit parc qui longe les murs du vieux bâtiment. Les herbes folles courent le long des chênes, le lierre se perd entre les pierres du vieux muret et…